EN AVANT TOU·TES !

10.01.2021

« Who run the world? Girls ! » chantait Beyoncé il y a dix ans. Ce n’est certainement pas Clarisse Arnou qui la contredira. Aujourd’hui co-gérante du label et éditeur Yotanka (Laetitia Sheriff, Kid Francescoli, Lo’Jo, Zenzile, Muthoni Drummer Queen…), manageuse de Lo’Jo et Thylacine, vice-présidente de l’UPFI (Union des Producteurs Français Indépendants) et membre du conseil professionnel du CNM (Centre National de la Musique), la jeune femme a fait sa place dans un monde presque exclusivement masculin. Elle vient nous parler de Mewem, un programme de mentorat féminin.

Comment est née cette idée de mentorat féminin ?

Clarisse : Le mentorat féminin est apparu il y a environ trois ans, dans la dynamique de la libération de la parole des femmes avec #MeToo. Le sujet de l’égalité femme/homme et la prévention des violences sexistes en milieu professionnel sont devenus des dossiers gouvernementaux et le constat a été fait que dans le monde de la Culture, que ce soit dans le public ou le privé, les femmes étaient largement sous-représentées, surtout quand il était question des postes à responsabilité (directions, conseils d’administration, etc.). Pourquoi par exemple en France n’avons-nous que 13% de femmes gérantes de labels phonographiques alors que les femmes représentent au moins la moitié de la population française ? Pourquoi y a-t-il beaucoup moins d’auteures-compositrices ? Beaucoup moins d’éditrices ? Il y a trois ans, certaines fédérations professionnelles ont donc commencé à se structurer sur ces sujets, d’autant plus que la France a dix ans de retard sur certains autres pays comme l’Allemagne, la Belgique ou le Canada. Le postulat de départ était simple : quelles sont les bonnes pratiques qui ont été appliquées ailleurs qu’on pourrait également appliquer chez nous ? Le mentorat est une action concrète et facile à reproduire, et dont on a pu déjà mesurer l’efficacité. La Fédération des Labels Indépendants (La FÉLIN), dont Yotanka est adhérent, a donc réfléchi avec le Ministère de la Culture à un programme de mentorat féminin, cofinancé par l’Union Européenne : le MEWEM (Mentoring Program for Women Entrepreneurs in Music Industry). Mais d’autres corps de métiers de la Culture ont lancé d’autres programmes dans la même dynamique. Il existe un programme porté par la SACEM, le CNM travaille également sur ce sujet, la FEDELIMA (Fédération des Lieux de Musiques Actuelles) a aussi son programme appelé Wah ! (Mélanie Alaitru, la co-directrice du Chabada, y est d’ailleurs aussi mentore).

Concrètement, ça se passe comment ?

Un comité de pilotage recrute des expertes de la musique qui ont fait leurs preuves dans leurs entreprises respectives et les fait ensuite matcher avec des entrepreneuses en début d’expérience qui ont candidaté (en octobre) pour suivre le programme. Ensuite, chaque binôme se retrouve régulièrement pour échanger pendant une année, en fonction des besoins de formation et questions des « juniores ». Le but étant de partager son expérience et surtout son carnet d’adresse pour faire accélérer les choses. Au départ, parmi les mentores, il y avait surtout des femmes de labels et maisons de disques, mais désormais on a aussi beaucoup de femmes qui ont fondé ou dirigent de gros festivals comme les Transmusicales ou We Love Green, ou encore la Head of Music de Deezer. C’est aussi un but du programme : mettre la lumière sur ces profils de femmes qu’on connaît souvent trop peu pour montrer qu’elles existent et donner des rôles-modèles aux nouvelles arrivantes sur le marché du travail. Ironiquement, on a beau être très peu nombreuses dans l’industrie musicale, même en dix ou quinze ans de carrière, on ne se connaissait même pas toutes parmi les mentores. Pour te dire à quel point le réseautage féminin a été inexistant jusqu’à présent. On s’est toutes débrouillées chacune de notre côté, alors qu’on est forcément plus fortes toutes ensembles.

Est-ce que ça peut suffire à rééquilibrer la balance ?

Non, bien sûr. Le mentorat est une solution à moyen et long terme. Il faut aussi des solutions à court terme, sous forme de loi ou d’incitation financière, comme l’a été la loi sur la parité en politique par exemple. Sinon, les hommes qui sont à la tête de toutes ces structures depuis des décennies ne voudront pas laisser la place, c’est évident. Il y a des mesures très fortes qui vont bientôt arriver sous formes de quotas, de bonus, qui seront sans doute très contraignantes dans certains métiers. Ça risque de faire des mécontents, mais on a accumulé tellement de retard qu’il n’y aura pas d’autre choix que d’imposer une régulation. Si je prends mon exemple, sans les quotas, jamais je ne me serais retrouvée au conseil professionnel du CNM cette année. Je suis jeune, je ne suis pas encore bien implantée dans les réseaux politiques, on n’aurait jamais fait appel à moi s’il n’avait pas fallu augmenter le nombre de femmes au conseil. Mais finalement, mes collègues masculins me disent aujourd’hui qu’ils sont très contents de pouvoir travailler avec de nouveaux profils. Toutes les statistiques le montrent : les entreprises dirigées par des femmes sont plus rentables et plus efficaces dans les gestions de crise.

La période semble en effet propice : le féminisme est un sujet bien plus porteur qu’il y a 20/30 ans.

Oui, aujourd’hui, des artistes comme Angèle ou Suzanne, qui sont très engagées sur ces sujets, sont très populaires auprès des jeunes filles mais aussi de leurs mères. Ce sont des rôles-modèles, et on en revient au mentorat parce que c’est ce qu’il manque souvent. Il faut montrer ces profils de femmes qui réussissent pour que ça en inspire d’autres. Moi, quand j’ai démarré ma carrière dans le disque il y a une petite quinzaine d’années, j’aurais bien aimé voir des femmes dans mon entourage à qui j’aurais pu m’identifier. Si les Lo’Jo n’avaient pas eu le courage de me confier les rênes du projet malgré mes 20 ans à l’époque, je n’en serais pas là aujourd’hui. Quand je discute avec mes mentorées, je leur explique tout de suite ce à quoi elles peuvent aspirer, pour qu’elles ne brident pas leurs ambitions.

Est-ce que vous avez des objectifs chiffrés ?

C’est difficile. On est tellement dans une phase où les choses bougent. Tout dépend de comment vont évoluer les mentalités, de la vitesse où le cadre va bouger. On ne peut pas encore prévoir les retombées de l’après-#MeToo : beaucoup de gens qui avaient des comportement de prédateurs ont été ou vont être prochainement virés, peut-être que les femmes vont alors mieux s’épanouir dans un milieu professionnel où la parole est libérée et où ce type de comportement ne reste plus impuni. Mais il faudra que tout le monde mette la main à la pâte : les femmes mais aussi les hommes, qui vont devoir accepter de confier leur projet artistique à des femmes. Et ça va de toute façon prendre un peu de temps pour rattraper les années de retard et laisser arriver suffisamment de femmes gérantes d’entreprise pour établir une parité par exemple dans les commissions d’attribution de subvention, etc. Tout ça va donc prendre quelques années, mais je suis optimiste pour l’avenir, c’est le sens de la marche.