Crédit photo: Christophe Martin
Il lui fallait renaître. Faire table rase d’une histoire longue de vingt ans pour exister vraiment par lui-même. Pierre Lebas, la voix emblématique de La Ruda, a donc décidé de jouer en contrepied. Son premier album solo est aux antipodes de la vapeur et du bruit.Tout en nuances de grisaille, « Tigreville » révèle une facette inédite de la personnalité d’un artiste qu’on pensait connaître par coeur depuis toujours.
Est-ce que l’envie de faire ce disque solo est venue après la fin de La Ruda ou bien ça te trottait dans la tête déjà avant?
À la fin de La Ruda, il a fallu que je me pose les bonnes questions quant à mon avenir musical. Je m’étais toujours dit que j’essaierais de faire un disque «seul», non par vanité, mais plutôt pour faire quelque chose qui corresponde à ce que j’aime écouter aujourd’hui, à 44 ans. Mes écoutes ont évolué au fil du temps, forcément. De la même manière qu’on avait créé La Ruda pour être en phase avec tous les Mano Negra, The Clash, Specials, etc. qu’on écoutait à l’époque, là j’avais envie d’un disque plus pop, en français. J’avais envie de chasser sur les terres anglo-saxonnes et d’essayer d’allier le sens et la sonorité des mots. J’adore Bashung, Gainsbourg, mais aussi des gens comme Nick Cave, Joy Division, The Cure, The Last Shadow Puppets ou Depeche Mode. Ce sont les groupes qui correspondent à ce que j’écoute le plus aujourd’hui. Tant qu’à faire un disque, je ne me voyais pas repartir sur un genre similaire à La Ruda, ni même intégrer un autre groupe alternatif comme on me l’a parfois proposé. Je pars du principe que je l’ai déjà bien fait avec La Ruda, avec mes potes et je ne vois pas ce que j’aurais pu dire de plus… Je voulais aussi pouvoir m’autoriser la lenteur et enfin chanter avec mon timbre naturel, qui est plutôt grave. Avec La Ruda, le rythme frénétique des morceaux et la puissance sonore m’obligeaient le plus souvent à monter dans les tours pour percer la musique, et c’était parfois un peu frustrant. Ce disque, c’était donc une sorte de défi. Il me fallait changer de repères: écrire de manière concise, placer ma voix différemment, trouver une autre posture sur scène… C’était donc excitant.
Ces influences new wave viennent donc de toi? J’aurais pensé que c’étaient des choses que les musiciens qui t’accompagnent avaient apportées au projet…
Non, dès le départ, j’avais bien cette idée. C’est même ce qui a décidé mon choix quant aux musiciens. Je savais que j’aurais besoin de m’entourer pour ce disque, que j’aurais du mal à tenir la distance sur un album entier si j’étais seul compositeur. Il me fallait pouvoir confronter les avis, m’appuyer sur le savoir et le talent de chacun. Outre le fait que ce sont des amis de longue date, on s’est trouvés tout de suite sur Depeche Mode avec Guillaume (aka Moon Pilot) à la basse par exemple. Gilles à la batterie jouait dans Seconde Chambre, il a une grande culture coldwave et la guitare de Flo (ex-Mashiro/Ride The Arch) connait très bien tous ces groupes du début des années 80. Donc forcément leur participation au projet a validé encore plus ces influences.
Tu travailles sur ce disque depuis un peu plus de deux ans. J’avais eu l’opportunité d’écouter les premières maquettes, et ces influences new wave/post punk étaient encore plus flagrantes à l’époque. Tu as eu peur d’aller trop loin?
Peut-être un peu, oui… C’est vrai qu’au début on a essayé des choses plus radicales, mais l’enregistrement un peu rough des maquettes y était aussi pour beaucoup. Forcément, ça sonnait plus coldwave. Mais une fois que tu produis les choses, ça a tendance à les lisser un peu. Et ce traitement ne fonctionnait pas forcément pour toutes les chansons. J’ai voulu privilégier une unité sonore pour le disque, ce qui n’est pas toujours aisé avec plusieurs compositeurs. J’ai donc abandonné quelques morceaux en route mais à la fin on ne fait le compte que des morceaux qui s’imposent sur une certaine durée.
https://www.youtube.com/watch?v=BFil_jcvWB8
Etrangement, l’artiste à qui on pourrait le plus comparer ton univers désormais, c’est peut-être Etienne Daho?
Oui, je m’en suis rendu compte aussi pendant l’élaboration de ce disque. C’est d’autant plus paradoxal que ce n’est pas quelqu’un que j’ai particulièrement écouté. J’aime bien ses tubes, mais je connais finalement assez peu son travail. Mais c’est vrai qu’en France il est un des seuls à ne pas avoir peur de la mélodie, des refrains. Et si tu prends du Depeche Mode ou du The Cure, et que tu le chantes en français, tu te rapproches de Daho, et pas franchement de Bashung ou encore de Gainsbourg. Donc finalement, c’est assez cohérent même si je l’admets cela peut surprendre.
On pourrait penser que tes 20 ans de métier avec la Ruda sont un avantage. Mais j’imagine que c’est aussi une difficulté par certains côtés?
C’est vrai. C’est indéniablement un atout. Un jeune artiste qui démarre n’aurait sans doute pas eu l’opportunité de pouvoir faire son premier concert en ouverture de Miossec au Grand Théâtre d’Angers par exemple. Là, j’ai aussi la chance d’avoir Olivia Ruiz en invitée sur un titre. Je vais certainement d’ailleurs faire quelques concerts avec elle. J’ai également pu travailler un morceau avec Jean Lamoot qui a produit «Fantaisie militaire» ou encore Noir Désir. Donc ça a des avantages, c’est certain. Mais il faut aussi se départir de nombreuses choses qui vous ont construits pendant vingt ans. Il faut réapprendre par exemple à jouer devant une salle qui n’est pas acquise comme ça pouvait être le cas avec La Ruda, surtout avec une musique qui installe un climat plus qu’elle ne va chercher le public à l’énergie. Sur scène, j’ai l’impression d’être plus à nu. Il faut que je me recrée un personnage. Ça va prendre quelques temps pour que je me situe parce que je n’ai plus les ficelles auxquelles je m’accrochais avec La Ruda. D’ailleurs, c’est une des raisons pour lesquelles j’ai décidé de stopper les concerts cette année. Je voulais me faire un peu oublier. Je souhaite évidemment que les gens qui viennent me voir le fassent parce qu’ils ont envie d’entendre sur scène un disque qui leur a plu. Et non pas qu’ils viennent voir «l’ancien chanteur de…», avec le risque d’être déçus de ne pas trouver ce qu’ils espéraient. A la fin de La Ruda, on était tous conscients d’une chose: on aurait pu faire 40 albums, les gens nous auraient peut-être suivis, mais ils auraient toujours retenus «Le Prix du Silence», «L’Art de la Joie» ou «L’Instinct du Meilleur». Avec ce disque, je suis totalement libéré de ça mais pour le coup c’est casse-gueule au possible. J’ai vraiment l’impression de tout recommencer à zéro, de continuer à apprendre quitte à troubler mais encore une fois, c’est ce qui m’attire dans ce projet et c’est ce qui me pousse à ne pas reculer.
CHRONIQUE:
Pierre Lebas – Tigreville (Cristal Production)
Si on pouvait écouter uniquement les pistes instrumentales de ce «Tigreville», on parierait probablement sur une galette inédite de Depeche Mode, Talk Talk ou Simple Minds, ou bien sur tout autre perle synthpop méconnue du milieu des 80s. Mais la voix est là, et on ne peut pas se méprendre une seconde, même si on l’a entendue pendant vingt ans sur des tonalités plus hautes pour passer le mur de guitares et de cuivres de La Ruda. Pierre Lebas nous présente enfin son premier effort solo, et la surprise est à la hauteur du challenge. Sur des batteries métronomiques, des basses grondantes et des guitares et nappes de claviers qui rivalisent de froideur, Pierre nous raconte ses histoires, la plume toujours aussi affûtée. Son sens de la formule s’est en effet formidablement adapté à ce format pop, plus ramassé, plus efficace. L’album regorge donc de tubes en puissance qui vous collent aux basques pour la journée avec leurs refrains parfaits («Des Trains», «Entre Deux Siècles», «Oran», «Un Amour Un Seul», «Champ De Tir», «Roxy Bar» en duo avec Olivia Ruiz…), un peu comme si Etienne Daho était soudainement doté d’une voix de crooner. Reparti pour vingt ans? On nous le souhaite.
Plateformes d’écoute et de téléchargement : https://pierre-lebas.lnk.to/tigreville / Album disponible en magasin et sur http://tigerclub.fr/